L’orgue de Saint Sauveur

L’église du Petit-Andely disposait déjà d’un orgue au XIVe siècle ; mais c’est en 1793 qu’elle accueillit l’instrument que nous admirons aujourd’hui. Il fut transféré avec la tribune par le facteur d’orgues Huet, de l’Abbaye du Trésor-Notre-Dame (près d’Ecos non loin des Andelys) à l’église Saint-Sauveur, après que le pouvoir révolutionnaire ait ordonné, en 1792, la suppression des ordres religieux et la vente de leurs biens. Il est à noter que l’ancienne abbesse du couvent, Marie-Jeanne Vissec de Ganges, s’était réfugiée au Petit-Andely dès 1792 1. Il est donc tentant d’imaginer qu’elle ait pu jouer un rôle certain dans l’opération qui fit revenir auprès d’elle son ancien orgue.

C’est en 1920 que fut découverte, caché dans le sommier de l’écho, une inscription cryptographique. Une fois décodée, on peut lire :

« Faict par moy Philie Quesnel de Basnormendie. Iay faict tous les sommis de sete orgre en lennes mille six cnt soixsante et quatorme. Lorge a etté marchandet par Monsieur Ingout facteur d’orgr, bourgeois de Cherbour en Basce Normendie. – Le dit Quesnel a etté aprentif de Monsieur Ingout : il ina onse ané que je suis avecque luy sans lavoir quité. Mon frère a faict le bufaict la mesme ennée. »2

C’est donc en 1674 que cet instrument fut construit par Robert Ingout, aidé par son apprenti Philippe Quesnel et de son frère qui se chargea d’édifier ce très beau buffet. Ce dernier, de proportions très harmonieuses, s’inscrit dans la tradition rouennaise du XVIIe siècle. La structure en V s’articule autour de trois tourelles encadrant deux plates-faces scindées en deux parties égales par un piédroit. Le buffet du positif s’inspire du même schéma sans retenir toutefois le dédoublement des plates-faces. L’ensemble est richement sculpté d’ornements typiques du style Louis XIV, têtes de chérubins, guirlandes végétales, culs de lampes ornés de feuilles d’acanthe. Les tourelles sont surmontées de pots à feu d’où s’échappent des flammes très réalistes (surtout celles du grand buffet). La tourelle centrale du Grand-Orgue arbore le blason familial d’Adrienne des Courtil de Talmontier, abbesse du couvent de 1648 à 1683. Signalons, pour finir sur le buffet, que ce dernier nous est parvenu dans son intégralité (avec ses côtés et son fond) sans avoir été notablement modifié. Cet orgue est l’un des derniers chantiers de Robert Ingout, alors âgé d’environ soixante ans. Originaire de Cherbourg, il s’installa assez tôt à Rouen où il travailla pendant trois décennies avant de s’établir à Caen en 1673. Il est donc un héritier direct de l’école rouennaise de facture d’orgues amorcée par Jean Titelouze.

Classée Monument Historique en 1955, la partie instrumentale de cet orgue représente un des ensembles les mieux conservés de la facture d’orgues normande du XVIIe siècle. Seule la montre n’est pas d’origine ainsi que certains tuyaux refaits lors des deux restaurations du XXe siècle, par Reinburg en 1926 puis par Gonzalez en 1968. La mécanique du tirage des jeux et les sommiers sont eux aussi anciens, mais hélas, tout les reste a été remplacé par des éléments qui n’ont rien à faire dans un instrument historique : postages en Vestaflex, soufflerie composée d’un réservoir vertical avec table à ressorts, mécanique des notes récalcitrante, pédalier moderne et une série de bourdons se déclinant en 16, 8, et 4 pieds à la pédale placée derrière l’instrument en dehors du buffet.

Voici la composition actuelle de l’instrument :

I. Positif (48 notes ut1 à ut5, sans 1er ut #) : Bourdon 8, Prestant 4, Flûte 4, Nazard 2’2/3, Doublette 2, Tierce 1’3/5, Fourniture III, Cymbale II, Cromorne 8

II. Grand Orgue (48 notes ut1 à ut5, sans 1er ut #1) : Bourdon 16, Montre 8, Bourdon 8, Prestant 4, Flûte 4, Grosse tierce 3’1/5, Nazard 2’2/3, Doublette 2, Tierce 1’3/5, Larigot 1’1/3, Fourniture IV, Cymbale III, Cornet V, Trompette 8, Clairon 4, Voix humaine 8

III. Echo (37 notes ut2 à ut5) : Bourdon 8, Prestant 4, Nazard 2’2/3, Doublette 2, Tierce 1’3/5, Fourniture II, Régale 8

Pédale (32 marches ut1 à sol3) : Bourdon 16, Bourdon 8, Bourdon 4 (n.b. : ces 3 jeux ont été ajoutés par Gonzalez)

Tirasse I, Tirasse II, I/II

Tremblant, Rossignol

Accord au tempérament égal, Ton au La 415

Nous pouvons noter la relative importance du clavier d’Echo, celui-ci n’est pas composé d’un simple cornet mais prend l’allure d’un petit positif, avec ses mutations, son petit plein-jeu3 et son jeu d’anche. Ingout avait déjà proposé un troisième clavier de ce type (Récit ou Echo ?) en 1688 à l’orgue des Bénédictines de Bellefonds de Rouen.4 Mais ce n’est pas là une caractéristique propre à Ingout, d’autres facteurs, comme P. Thierry, P. Desenclos ou J. de Joyeuse, ont eux aussi doté leurs orgues de claviers d’Echo de 7 ou 8 jeux.5 Cette innovation fut assez vite abandonnée dès la fin du XVIIe siècle au profit du simple cornet d’Echo. Sur un autre plan, on peut s’interroger sur l’existence possible de un ou plusieurs jeux de pédale qui auraient été supprimés lors du transfert de l’orgue au Petit-Andely. On note en effet que plusieurs tirants de registres ont disparu à la console, et même si l’ont sait que la tirasse était actionnée par un tirant avant 1926,6 ceci n’explique pas tout. De plus, le pédalier d’origine, qui a fort heureusement été conservé à part, nous prouve l’existence d’un 1er ut # de pédale, alors que ce dernier est bien évidemment absent aux claviers manuels (eux aussi d’origine). Ce détail tend donc à nous faire penser qu’une ancienne tuyauterie de pédale, avec ravalement, aurait pu exister, car un pédalier en tirasse permanente n’aurait pas eu besoin de ce 1er ut #. Cependant, le buffet ne semble pas pouvoir contenir plus que ce qu’il contient actuellement et on voit mal comment une tuyauterie de pédale aurait pu y prendre place. La question reste donc entière et une étude plus approfondie de l’instrument semble nécessaire pour dissiper les incertitudes à ce sujet. Quant au grand plein-jeu, nous notons que les reprises et les hauteurs des rangs correspondent déjà aux préceptes du XVIIIe siècle pour un grand huit pieds, avec la résultante de 16’ qui apparaît sur la 3eme reprise du premier rang de la fourniture du Grand-Orgue.

Pour conclure ce très modeste aperçu historico-technique, nous nous contenterons de faire partager notre foi en l’avenir, l’orgue du Petit-Andely devant être très prochainement démonté pour être entièrement restauré. Dès qu’il sera restitué dans son état d’origine, nul doute que cet instrument saura nous faire entendre toutes les subtilités de ses douces harmonies et attirer à lui tous les amateurs de l’orgue classique français. Nous souhaitons donc bon courage au facteur d’orgues qui aura la chance de se voir confier ce chantier passionnant.

Fabien Desseaux


1. Guérard (Abbé Fl.) : Notice historique sur l’orgue du Petit-Andely, Les Andelys, imprimerie du journal des Andelys, 1926, p. 8.
2. Ce document est aujourd’hui conservé au Musée Nicolas Poussin des Andelys.
3. Il s’agit d’un exemple de fourniture cymbalisée.
4. Marcel Degrutère : L’orgue à Rouen au XVIIe et XVIIIe siècle, étude historique et organologique, Thèse de Doctorat de Musicologie, soutenue à Paris 4 Sorbonne, 1986, ref. 86PA040081, p. 327
5. Norbert Dufourcq : Le Livre de l’Orgue Français, Tome 3**, la facture, Paris, A. et J. Picard, 1978, p. 136 et 137.
6. Guérard (Abbé Fl.) : Ibidem, p. 15.

Enregistrements :

Boyvin, Dialogue sur les pleins jeux à 3 choeurs
Fabien Desseaux à l’orgue de Saint-Sauveur
IMG/mp3/Boyvin_Dialogue_sur_les_pleins_jeux_a_3_choeurs.mp3
Marchand, fugue du 5e livre d’orgue
Fabien Desseaux à l’orgue de Saint-Sauveur (trompette du GO)
IMG/mp3/Marchand_Fugue.mp3
Marchand, récit du 5e livre d’orgue
Fabien Desseaux à l’orgue de Saint-Sauveur (trompette du Go et bourdon du Pos)
IMG/mp3/Marchand_Recit.mp3
Cabanilles, Tiento
Fabien Desseaux à l’orgue de Saint-Sauveur (voix humaine du GO)
IMG/mp3/Tiento.mp3

Portfolio

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06 putti et feuilles d’acanthe
photo Fabien Desseaux